Lorsque les entreprises fournissent un soutien financier suite à une catastrophe naturelle, accordent des subventions à des organisations caritatives, ou créent une fondation, la première question qui nous vient à l’esprit est très souvent : qu’est-ce que ça rapporte à l’entreprise ?
Un article d’Arthur Gautier, Directeur exécutif de la chaire Philanthropie et Chercheur à l’ESSEC Business School
Nous doutons souvent de la sincérité du mécénat d’entreprise (un oxymore pour certains), car nous nous attendons à la cupidité et l’individualisme farouche des cadres et dirigeants d’entreprises, plutôt que l’ « amour de l’humanité ». Comme le professeur R. Edward Freeman le remarque, nous sommes toujours pris au piège d’un récit ancien qui voit l’entreprise comme le lieu du profit à n’importe quel prix.
Des motivations aux conséquences
La recherche académique reflète ce point de vue. Environ la moitié des articles publiés s’articulent autour d’une seule question : le mécénat d’entreprise est-il altruiste ou égoïste ? Les chercheurs sont intrigués par les véritables motivations des dirigeants d’entreprises, soit en s’appuyant sur les idées de la théorie de l’agence pour conclure qu’ils utilisent des ressources excédentaires (slack resources) pour leur propre bénéfice, soit en considérant le mécénat comme un moyen pour les entreprises de soigner leur réputation. Certes, les questions d’éthique sous-jacentes sont passionnantes, mais en se concentrant uniquement sur les motivations, on aboutit à une impasse.
Tout d’abord, étant donné la nature multiple et subjective des motivations humaines, il est impossible d’évaluer véritablement si une action est altruiste ou égoïste. Comme nous le savons depuis les travaux de l’anthropologue Marcel Mauss, le don est un phénomène complexe qui combine la liberté de donner et l’obligation de rendre qui instaure des relations de pouvoir asymétriques, etc. Ensuite, même si l’on pouvait prouver que l’entreprise X donnait par altruisme, cela ne nous dirait rien sur la bonne ou mauvaise qualité de ses activités philanthropiques. Au lieu de nous efforcer à déchiffrer les motivations qui guident le mécénat d’entreprise, je suggère que nous nous concentrions plutôt sur ses conséquences.
N’oublions pas l’impact sur les bénéficiaires
À vrai dire, les chercheurs ont déjà abordé cette question. Près d’un tiers des études universitaires sur le mécénat d’entreprise tentent de mesurer les résultats en termes d’image, de réputation de l’entreprise, de motivation de ses employés ou de fidélisation de sa clientèle. Des études empiriques rigoureuses ont identifié une relation positive entre le montant investi en mécénat et la performance financière des entreprises. « Doing well by doing good » est la devise qui exprime le mieux cette idée. D’innombrables livres et rapports reformulent ce constat et concluent que les entreprises bénéficient de leur mécénat.
Cependant, comme tous les spécialistes le savent, la corrélation n’implique pas la causalité. Est-ce que le mécénat rend les entreprises plus performantes ? Ou bien les entreprises déjà performantes disposent-elles des ressources et de la vision nécessaires pour faire du mécénat ? Les recherches existantes ne nous permettent pas de répondre à ce dilemme. Mais le problème principal vient de ce que ces travaux sont entièrement focalisés sur les avantages pour les entreprises, en laissant de côté un aspect capital : le mécénat d’entreprise a-t-il des conséquences positives pour les bénéficiaires ? Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre et évaluer la valeur sociale créée par les programmes de mécénat. Le buzz autour de l’évaluation de l’impact de la philanthropie devrait inspirer les entreprises mécènes, de sorte qu’elles se concentrent sur les résultats positifs tangibles pour les bénéficiaires et la société en général.
Le mécénat d’entreprise est-il condamné ?
Une dernière idée reçue persiste : le mécénat d’entreprise serait en train de disparaître. On l’a souvent considéré comme le précurseur de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou son élément le discrétionnaire, si bien que de nombreux observateurs pensent que le mécénat est passé de mode. Ces dernières années, de nouveaux concepts ont vu le jour et revisitent les liens entre les entreprises et la société qui les environne, au-delà des simples dons à des associations : l’entrepreneuriat social, les marchés émergents, à la « base de la pyramide », la théorie des parties prenantes, la valeur partagée, la co-création, etc. On imagine ainsi que les entreprises du 21e siècle vont abandonner le mécénat classique pour intégrer directement les questions sociales et environnementales dans leur cœur de métier.
Cette évolution est plausible, mais je pense que le mécénat d’entreprise possède encore deux atouts uniques que ces nouveaux concepts n’ont pas. D’abord, par le biais de programmes d’abondement ou de mécénat de compétences, il peut catalyser la générosité de toutes les parties prenantes de l’entreprise : salariés, actionnaires, clients, fournisseurs… Ensuite, le mécénat peut financer des projets novateurs, risqués ou non rentables à court terme. La plupart des associations et entreprises sociales n’ont pas seulement besoin de trouver des investissements ou de vendre des services sur le marché, en particulier aux premiers stades de leur développement. Le mécénat peut agir comme « fonds d’amorçage » à des projets qui peuvent ensuite changer d’échelle, être diffusés ou répliqués. À condition qu’il soit utilisé à bon escient, le mécénat d’entreprise a encore un rôle à jouer pour l’intérêt général.